
Géopolitique du lait : naviguer dans un monde d'incertitudes politiques et commerciales
Dans un contexte d'instabilité géopolitique croissante, la filière laitière française doit composer avec des défis commerciaux sans précédent. Le mercredi 11 juin 2025, se tenait à Paris une table ronde d’experts organisée par le Cniel en présence de la ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, Annie Genevard. À ses côtés, décideurs publics, experts du commerce international et acteurs de la filière ont analysé les ressorts de cette nouvelle donne mondiale et ses impacts concrets sur le secteur laitier. Décryptage des grands enseignements de cette rencontre.
Un contexte géopolitique en pleine mutation
Alors que la fragmentation géopolitique augmente et que les tensions commerciales se multiplient, Maurice Gourdault-Montagne, ancien diplomate, explique les contours de cette nouvelle donne : « Les sanctions adressées à la Russie après l'agression en Ukraine ont créé deux mondes : d’un côté, un monde US et UE, de l'autre, le reste du monde, avec la Chine comme figure de proue. »
Cette polarisation affecte directement les exportations laitières françaises. Avec 4 litres de lait sur 10 exportés et un excédent commercial de plus de 3 milliards d'euros, la France se trouve particulièrement exposée aux soubresauts géopolitiques. « Nous assistons à une accélération des incertitudes : droits de douanes instables, revirements politiques, instabilité diplomatique », constate Pascal Le Brun, président du Cniel.

Des tensions commerciales qui s'intensifient
Les exportations laitières françaises sont frappées de plein fouet par ces incertitudes. Une situation d'autant plus préoccupante que les tensions concernent divers partenaires stratégiques de la France comme les États-Unis, la Chine ou encore l’Algérie.
L'offensive américaine est la mencae la plus structurelle. D’après Elvire Fabry, chercheuse senior en géopolitique du Commerce auprès de l'Institut Jacques Delors : « Nous sommes confrontés à un changement radical de la politique commerciale américaine. » En cause : de nouvelles barrières tarifaires discriminatoires, mais pas uniquement. Washington s'attaque aux fondements mêmes du modèle européen et du Marché unique qui est un des piliers de l’excellence laitière de la région : « Trump ne ciblepas seulement la réduction du déficit commercial des Etats Unis avec l’UE mais aussi nos normes sanitaires et phytosanitaires, tout comme nos réglementations du secteur numérique et la protection des données personnelles, ou encore, notre système de TVA ».
Parallèlement, la Chine, devenue au fil des années un partenaire commercial majeur, opère de son côté un virage stratégique inquiétant. Première destination de la crème française avec 32 % des exportations, Pékin questionne sa stratégie d’importation autour de ce produit. « La Chine a atteint des capacités de production qui sont telles qu'elle est en situation de surcapacité », explique Elvire Fabry. Cette montée en puissance de la production chinoise transforme la France, ancien client privilégié, en concurrent redoutable. Emmanuel Treuil, Directeur des Affaires réglementaires et de la Nutrition chez Savencia, quantifie l'impact potentiel de cette évolution : « Si nous européens arrêtions totalement d'exporter crème et fromages en Chine, cela représenterait l'équivalent d'1,2 milliard de litres de lait en moins. »
Ces tensions majeures s'accompagnent d'autres foyers de crise, à l'image de l'Algérie qui, bien que représentant seulement 2 % des exportations globales, constitue le troisième client pour la poudre de lait avec 11 % des ventes françaises. Les récentes tensions diplomatiques ont conduit Alger à bloquer les débarquements de produits laitiers, ce qui illustre bien l’impact des relations politiques sur les échanges commerciaux.
Au total, plus de 13 % des exportations laitières françaises sont directement menacées par ces trois dossiers. Un chiffre qui révèle la vulnérabilité de la filière face à l'instrumentalisation croissante du commerce international.

Une industrie laitière française solide
Dans ce paysage instable, la France possède des atouts sur lesquels s’appuyer. Benoît Rouyer, économiste au Cniel, rappelle ainsi que : « notre savoir-faire est reconnu, nous avons des marques très fortes, de renommées mondiales, en particulier pour certains produits tels que le beurre. »
Par ailleurs, l'industrie française dispose d’un autre atout stratégique majeur : une forte internationalisation. Contrairement aux entreprises allemandes qui concentrent leur production sur leur territoire national (31 milliards de litres de lait transformés en Allemagne contre moins de 5 milliards à l'étranger), les groupes français ont massivement investi dans des usines hors de France où ils transforment plus de 24 milliards de litres de lait, soit légèrement plus que sur le territoire français. Cette stratégie d'implantation internationale, permet aux entreprises françaises de transformer le lait directement sur les marchés de consommation et ainsi, de contourner certaines barrières commerciales.
Des faiblesses structurelles à corriger
Toutefois, les défis sont réels : « Les outils de production français sont de tailles plus modestes que ceux d’autres concurrents européens, ou nord-américains et néo-zélandais », explique Benoît Rouyer. Il s'agit alors d’une question d'économies d'échelle : les usines françaises étant moins grandes, elles sont moins compétitives sur les gros volumes. Une contre-performance qui se ressent, logiquement, sur les produits à gros volumes comme les fromages ingrédients, c'est-à-dire les fromages utilisés comme matière première par l'industrie agroalimentaire.
La députée européenne Marie-Pierre Vedrenne identifie une autre faiblesse, au niveau européen : « Il y a un manque de solidarité entre les différents États membres de l’UE et entre les différentes filières face aux stratégies de déstabilisation de certains pays tiers. »
Des perspectives contrastées
Malgré les turbulences, les perspectives restent prometteuses. L'OCDE prévoit, par exemple, une croissance de la consommation mondiale de 18 % pour les produits laitiers frais et de 16 % pour le beurre d'ici à 2030. « Les perspectives sont encourageantes car la consommation va perdurer », confirme Pascal Le Brun.
Elvire Fabry identifie des marchés prometteurs : « l'Asie du Sud-Est, en particulier l’Indonésie, et l’Afrique représentent des zones de forte croissance. »
Cependant, le commerce mondial des produits laitiers ne devrait croître que de 0,4 % par an d'ici à 2030, un rythme bien inférieur à la croissance de la consommation mondiale (+ 1,6 à 1,8 % par an jusqu’en 2050 d’après la FAO). Une divergence qui s'explique par l'instabilité du commerce international, mais aussi, par les politiques de souveraineté alimentaire de nombreux pays.

Une stratégie européenne à renforcer
Marie-Pierre Vedrenne insiste sur la nécessité de parler d'une seule voix : « Notre force, c'est notre unité et c'est le renforcement de notre marché intérieur, face à des États tiers qui cherchent à diviser les États européens entre eux. » Pour ce faire, l'eurodéputée plaide pour une plus grande agilité des pays européens et un renforcement de la défense commerciale, qui pourrait notamment mener à utiliser le nouvel instrument anti-coercition.
Autre priorité : la diversification des débouchés. À court terme, pour la filière laitière, cette stratégie passe notamment par l’accélération des négociations commerciales et l’aboutissement de celles engagées avec les Philippines, la Thaïlande, l'Indonésie et la Malaisie. Les 15 pays de l’Asie Pacifique signataire du RCEP représentent aujourd’hui plus de 30% du commerce mondial et sont autant de marchés en croissance pour les produits laitiers. Cette stratégie de diversification doit s'accompagner d'un renforcement des partenariats sectoriels avec les acteurs locaux et d'une convergence sur les normes sanitaires et phytosanitaires.
Enfin, « pour conquérir le monde, il faut s'assurer que nous avons une base saine et que nous sommes robustes chez nous, libérés des contraintes franco-françaises qui grèvent notre capacité à être performant et à concurrencer. » C’est le constat de Julien Dive, député de l'Aisne et membre de la Commission Affaires économiques, qui insiste sur l'impératif national : renouvellement des générations d'éleveurs et compétitivité de la production française restent des priorités absolues.

Le rôle stratégique du Cniel
Face à ces défis, le Cniel adapte et renforce son action. « Notre mission est claire : anticiper, alerter, proposer », explique Pascal Le Brun. L’interprofession intensifie sa veille géopolitique pour anticiper les crises commerciales et accompagne les entreprises dans leurs stratégies d'adaptation et de diversification, tout en poursuivant son plaidoyer auprès des institutions.
Car les acteurs du secteur ont besoin d’être rassurés. « Nous attendons des autorités françaises et européennes qu’elles défendent la filière laitière dans les négociations actuelles, nous ne devons pas être une variable d'ajustement ! » insiste Emmanuel Treuil de Savencia.
En somme, face à un monde qui se fragmente et se polarise, la filière laitière française doit s'adapter rapidement, diversifier ses marchés et renforcer sa compétitivité tout en s'appuyant sur une Europe plus unie et stratégique.